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Un petit livre important :

« Faire front », de Marc Bernard

Faire Front On connaît l’importance de l’article de Trotsky « Où va la France ? » (oct.1934). Dans ce texte crucial, au-delà de la question du bonapartisme, du rôle du parti radical, on trouve une série de développements sur la politique dite de Front Unique. Ils sont encore aujourd’hui incontournables.

« Où va la France ? » s’appuie sur les évènements français de février 1934 et sur leurs conséquences politiques pour poser la question du contenu politique du Front Unique, pour dénoncer par avance la politique dite de Front Populaire. Et dans une large mesure « Faire font », écrit par un auteur qui se définissait comme communiste « unitaire », est un complément bienvenu au texte de Trotsky. Il fournit en effet de nombreuses données factuelles, peu trouvables ailleurs.

« Faire font » est composé de trois parties : une longue préface écrite par Laurent Lévy, la brochure de M. Bernard proprement dite, et une recension/conclusion publiée en 1934 par une revue « luxemburgiste » qu’on ignorera ici. Au final, cette publication est d’autant plus opportune que la description qu’on trouve de ces évènements dans «  Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui » [1], autre classique relatif à ce sujet, reste sommaire.

L’enjeu d’un travail

Fort justement, Lévy titre son introduction « un évènement fondateur ». On ne peut que le suivre sur ce plan, et insister sur l’utilité de ce petit livre, qui fait de l’unité ouvrière un drapeau.

Lévy ne fait d’ailleurs que reprendre là l’appréciation portée sur ces évènements par « Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui » il y a près de 40 ans :

« La réplique du 12 février tourne une page de l'histoire du mouvement ouvrier et des rapports entre les classes en France. Un nouveau chapitre s'ouvre, militants et masses ont réussi à imposer aux dirigeants, pour un moment, le front unique ouvrier. Partant de là, le mouvement ouvrier français, la lutte de classe du prolétariat, vont connaître une véritable renaissance. ».
Ainsi, le PCF, par exemple, voit ses effectifs plus que doubler entre 1933 et 1935.

On l’aura compris : la lecture de ce texte sera fort utile à ceux qui recherchent les voies de l’action politique en défense du mouvement ouvrier, pour sa reconstruction.

Bref rappel

On sait qu’au début 1934, la III° république fut éclaboussée par l’affaire Stavisky, un escroc opportunément « suicidé ». L’affaire démontrait à tous la pourriture du régime d’alors, et le ministère Chautemps (bloc des gauches) s’effondra. Le 6 février, profitant de l’occasion, divers groupes d’extrême-droite, rejoints par le PCF (!), convoquèrent une manifestation. Il s’agissait d’utiliser la situation et la dynamique créée par la victoire d’Hitler (janvier 1933), pour déposer la III° République, instaurer un régime autoritaire.

Le 6 février, on se battit donc dans Paris - plus d’une trentaine de morts, 2000 blessés… La manifestation fut contenue, mais au final, le gouvernement Daladier prévu pour remplacer celui de Chautemps ne put accéder au pouvoir ; ce fut Doumergue qui prit la place, gouvernant par décret-lois. Trotsky y voyait « le commencement du bonapartisme » : « L'apparition sur l'arène des bandes fascistes armées a donné aux agents du grand capital la possibilité de s'élever au-dessus du Parlement  » [2] expliquait-il alors …

On sait qu’à cette époque, le mouvement ouvrier était profondément divisé. La ligne dite du « social-fascisme » imposée par le Kremlin au PC, et utilisant à fond le soutien socialiste au bloc des gauches faisait des ravages. Pour donner une idée de jusqu’où pouvait aller cette politique, Marc Bernard évoque une manifestation au mur des Fédérés « où les frères rivaux, animés d’une haine sans nom, s’étaient poursuivis jusqu’à travers les tombes du Père-Lachaise (...) » [3]...

Dans ce contexte, le 7 février, la CGT, sous direction socialiste, se réunit. Contre les tentatives de putsch réactionnaire, un appel à la grève fut lancé pour le lundi 12, immédiatement soutenu par l’ensemble des organisations ouvrières non communistes (socialistes, anarchistes...). De leur côté, CGTU et PCF lancèrent un appel à la grève pour la même date.

Le 12 février, donc, la grève fut un succès – à Paris comme en Province, où on compta plus de 400 manifestations. Dans la capitale, les grévistes se réunirent cours de Vincennes – communistes, d’une part, socialistes de l’autre. On parle de 150 000 personnes, chiffre énorme à l’époque. Marc Bernard décrit la jonction des manifestants :

« (…) un poing se dresse, non pas pour frapper, mais pour saluer par ce geste de volonté de lutte contre l’ennemi commun ; en voici aussitôt dix, cent, mille, des milliers, une forêt de bras qui s’élève, rapide, touffue ; entre le vide qui sépare encore les deux groupes – et qui garde encore une valeur de symbole - une formidable clameur monte (…) : Unité ! Unité d’action !
Elle gronde dans l’avenue qu’elle remplit jusqu’au ciel d’une rumeur d’océan ; elle remonte de rang en rang jusqu’à la fin du cortège, elle s’étend et gagne avec une rapidité de flamme la porte de Vincennes. 
C’est fini. Les uns et les autres se précipitent dans l’espace resté vide (…) et bientôt il n’y a plus là qu’une seule masse confondue. » (p. 144).

Les masses avaient imposé à leurs dirigeants, PCF, SFIO, CGT et CGTU, de s’unir face aux fascistes et aux réactionnaires. Pour les travailleurs français, c’était un immense pas en avant ; ils avaient pu utiliser leurs organisations à leur propre compte.

En conséquence de cette poussée unitaire, en pleine crise interne, le PCF dut abandonner sa politique de division – le 27 juillet un pacte d’unité d’action fut signé par le PC et la SFIO. Un an plus tard, ce fut le Front Populaire, regroupant dirigeants radicaux, socialistes et communistes.

Défiler « contre le fascisme » avec les Croix-de-Feu ?

Globalement utile, le texte de Lévy comporte néanmoins quelques considérations qui méritent discussion. Ainsi atténue-t-il la dénonciation de la politique de division stalinienne, ses compromissions avec l’extrême-droite. Notamment, il juge « peu clair » (p. 35) l’appel à manifester du PCF le 6 février :

« Tous à 20 heures rond‑point des Champs-élysées pour manifester aujourd'hui vigoureusement à la fois contre les bandes fascistes et contre le gouvernement qui les protège et les développe, contre la social‑démocratie qui par sa division de la classe ouvrière s'efforce de l'affaiblir.  » [4]

Cette appréciation nous semble très discutable. Certes, formellement, le PC dénonçait l’extrême-droite. Mais il ne s’agissait que de duplicité – la même que Moscou avait utilisé quelques mois plus tôt en Allemagne, lorsque le PC allemand avait pactisé avec les nazis, alors aux marches du pouvoir [5].

Dans le même ordre d’idée, Lévy semble critiquer l’idée selon laquelle le 6 février, on aurait assisté à un front commun de l’extrême-droite et du PC (p. 35). L’historien Ph. Robrieux  avait répondu par avance à ces objections dans un article de 1987 :

« Même s’il précisait qu’il s’agissait pour lui de manifester « pour d’autres buts » que ceux des anciens combattants nationalistes (…) l’appel de l’Humanité ne pouvait que contribuer à grossir le flot des manifestants, les communistes du PCF se retrouvant submergés par les « ligueurs » en raison du rapport de forces. Ce fut très exactement ce qui se produisit » [6].

Bref, rien n’oblige à prendre au sérieux les écrans de fumée du Kremlin et de ses porte-paroles.

Front Unique...

Si nous le comprenons bien, L. Lévy considère aussi le Front Populaire comme le produit du Front Unique imposé d’en-bas le 12 février 1934. « La logique de l’Unité d’action se poursuivra dans celle du Front Populaire », écrit-il (p. 55). Comme on va le voir, il se trompe sur ce point.

On a vu que dans la foulée du 12 février, PCF et SFIO signèrent un pacte d’Unité d’Action en juillet 1934 (la question du programme était reportée à une discussion ultérieure). Comme l’écrivait D. Guérin :

« L’unité d’action (…) était capable non seulement de barrer la route au fascisme, mais peut-être aussi de renverser la conjoncture politique, et, dans un élan irrésistible de s’emparer du pouvoir » [7].

Trotsky, dans son « Où va la France ? », se situe politiquement dans le camp de cette unité d’action. Il en souhaitait le succès. Son article se voulait une contribution au front commun naissant, visait à en préciser les revendications (les milices ouvrières...), et surtout de lui donner un objectif politique :

« Le but du Front unique des partis socialiste et communiste ne peut être qu'un gouvernement de ce Front, c'est-à-dire un gouvernement socialiste-communiste, un ministère Blum-Cachin » [8]

... et Front Populaire

Tout autre chose est le Front Populaire, constitué sous l’impulsion de la direction du PC et consistant en « l’élargissement » du pacte aux radicaux, sous prétexte « d’antifascisme ».

Il suffit pour s’en convaincre de lire le programme de ce front : on n’y trouve ni assurances sociales, ni nationalisation du crédit, ni même le droit de vote pour les femmes… C’est en fait le programme des radicaux qu’endossent dirigeants socialistes et communistes.

À ce propos Guérin, a une formule cinglante mais juste : le Front Populaire, c’est une « mésalliance » des partis ouvriers, au « programme rabougri ». Il s’agissait non pas de poursuivre, d’approfondir, l’œuvre entreprise en juillet 1934 mais de la mettre sous l’étouffoir, de soumettre PCF et SFIO aux exigences du parti traditionnel des capitalistes français. Une alliance du PCF-SFIO-radicaux valait pour renoncement à toute politique anticapitaliste.

Le député radical Campinchi n’en faisait d’ailleurs pas mystère :

« Partisans de la propriété individuelle et de la défense nationale (...) notre parti était soucieux avant tout de garder son autonomie en se différenciant du socialisme et du communisme (...). On vient à nous, faisant toute la longueur du chemin, ne nous demandant pas d’autre garantie que la défense de la République, et nous refuserions la main qui nous est tendue ? » [9]

Répondant par avance à Lévy, S. Wolikow, autre historien de cette période, écrivait :

« Quelle que fut l’originalité du pacte d’Unité d’Action, il s’inscrivait au moins formellement dans la logique des accords entre partis et organisations ouvrières. On ne peut donc l’assimiler à la naissance du Front Populaire (...) » [10]

En termes clairs, le Front Populaire qui se constitue en 1935 n’est pas la continuité de l’unité d’action, mais sa négation.

« Les journées ouvrières de 9 et 12 février 1934 »

Comme on l’a dit, le texte de Marc Bernard proprement dit est d’un intérêt incontestable pour quiconque s’intéresse à l’histoire du mouvement ouvrier.

Marx expliquait que c’est souvent le fouet de la contre-révolution qui fait avancer la révolution. C’est exactement le processus que décrit M. Bernard relativement au lendemain du 6 février. On est face au surgissement d’une classe qui s’unit dans ses profondeurs face au risque fasciste. En province, malgré la lenteur des communications d’alors, malgré la politique de division, des manifestations plus ou moins spontanées ont lieu dès le lendemain du 6. Ainsi écrit-il qu’à Lille, 4000 travailleurs mettent en fuite les militants de l’Action Française (royaliste). A Toulouse, ils seront 20 000, 6 000 à Saint-Nazaire…

Et puis il y a l’action du mouvement ouvrier organisé. M. Bernard fournit de nombreuses déclarations, surtout d’origine socialiste. Elles donnent une idée de la pression qui s’exerça alors sur Thorez, Duclos et leurs homologues, alors qu’ils étaient déjà soumis à une forte pression interne (Doriot ne cachait plus son rejet de la politique de division). On comprend mieux ainsi qu’il ne pouvaient que mettre au rancart la politique de division, sous peine de voir le PC se disloquer. C’est bien la pression ouvrière, répercutée au sein des organisations, qui imposa le Front Unique, la rupture avec une politique qui allait jusqu’au flirt avec l’extrême-droite.

Bernard revient sur un épisode moins connu de ces journées. Le 9 février, les dirigeants staliniens convoquèrent seuls une manifestation à la République, tournant le dos aux propositions unitaires des socialistes. Cette manifestation fut interdite, la répression fut féroce (6 morts.) L’objectif était évident : faire oublier la politique honteuse du PCF lors du 6 février, fut-ce au prix d’une initiative dont chacun pouvait prévoir qu’elle allait coûter cher. Malheureusement, M. Bernard se limite à exalter l’héroïsme, par ailleurs incontestable, des militants communistes engagés dans cette aventure (Doriot y fit d’ailleurs preuve d’un incontestable courage alors que la direction « officielle » du PC était terrée dans des planques...).

Puis arrive la grève du 12 février et la manifestation (interdite dans Paris, elle ne fut autorisée qu’à une porte). Là encore Bernard fournit de nombreux détails peu connus sur la puissance du mouvement, notamment en banlieue et en Province (qui sait encore que 50 000 travailleurs défilèrent à Marseille, 20 000 à Argenteuil ?).

Les informations fournies par M. Bernard sont donc précieuses, même s’il n’en tire que peu de leçons politiques.

*

On l’aura compris : avec ses imperfections, « Faire front » est un texte précieux. Les détails qu’il fournit sur les journées cruciales de février 1934 aident à prendre la mesure de ce qui fut alors en jeu.

On ne saurait donc trop en recommander la lecture.

Juillet 2018


[1] Ch. Berg & St. Just : Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui. (Ed. Stock, 1977, p. 66)

[2] L. Trotsky : Où va la France ? (in Le mouvement communiste en France, Ed. de Minuit, 1967, p. 451).

[3] « Faire front », p. 143.

[4] Ch. Berg & St. Just : op. cit., p.62.

[5] Voir à ce sujet L. Trotsky : contre le national-communisme (disponible sur le site Internet marxists.org).

[6] Ph. Robrieux : « 1934, on tourne à Moscou », cahiers L. Trotsky n° 27 et 31. Ce texte fournit de nombreuses informations sur les conditions du tournant du PC et son tournant de la politique de division vers celle des fronts populaires.

[7] D. Guérin : Front populaire, révolution manquée. (Ed. Agone, pp 122, 125).

[8] L. Trotsky : op. cit., p. 472.

[9] J. Kergoat : La France du Front Populaire (La Découverte, 2006, p. 71).

[10] S. Wolikow : Le Front Populaire en France (Complexe, 1996, p.79).


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